
« Je parie que vous ne faites plus attention au sol sur lequel vous marchez. Moi, si. »
— Il Suolo
Marcher sans voir. Frapper le sol sans le lire.
Chaque jour, nous posons le pied sur le monde sans plus y penser. Nos trajectoires sont orientées vers des destinations, jamais vers les surfaces qui nous y conduisent. Il Suolo nous arrête net : ici, le sol n’est plus un support anonyme, mais un sujet.
Cette série photographique commencée en 2005 se concentre sur un objet d’apparence triviale : le sol. Qu’il soit bitume, pavé, sable, feuille, ciment ou flaque, chaque image cadre serré, place le regard à hauteur de pied, là où notre conscience ne s’aventure presque jamais. En cela, Il Suolo est une tentative poétique de réhabilitation du monde visible oublié.
Une archéologie du présent
Loin du spectaculaire, Il Suolo opte pour la frontalité, la répétition, la constance. Chaque image porte une date, un lieu, comme un acte de foi envers l’instant. Le projet devient journal intime du monde, sans récit, sans fioriture – seulement des fragments, des textures, des traces.
Nous lisons dans ces sols les restes de nos passages, les marques d’une société, d’un climat, d’une mémoire. Un chewing-gum écrasé, une tache d’eau, un alignement d’ombres ou une fissure deviennent langage visuel. Le sol est ici palimpseste, témoin discret de l’activité humaine et de son absence.
L’infra-ordinaire comme manifeste
Ce travail trouve ses racines dans une tradition du regard qui se méfie du spectaculaire. Georges Perec écrivait :
« Ce qu’il faut tenter de voir, c’est ce que l’on regarde toujours, ce que l’on regarde mille fois jusqu’à ne plus le voir. »
Il Suolo hérite de cette philosophie. Il ne propose pas un « beau » paysage mais une rééducation du regard. C’est une invitation à retrouver la présence dans ce qui ne se donne pas à voir : le banal, le négligé, l’ignoré. Cette esthétique du fragment interroge : qu’avons-nous cessé de regarder ? Qu’est-ce qui, autour de nous, a disparu de notre attention ?
Une géographie de la sensation
Chaque photographie est un lieu, mais jamais une carte postale. Catalogne, Vichy, Berlin, Sicile : les lieux sont désancrés de leur identité touristique. Ce ne sont plus des destinations, mais des textures du monde. La série devient un atlas subjectif, une géographie sensible, où l’œil chemine sans plan, sans légende. Le monde est rendu à sa matière première.
Entre photographie et méditation
Il Suolo dialogue avec le Land Art, les Becher, Luigi Ghirri, ou encore Stephen Shore, mais il s’en distingue par son épure extrême. Il ne cherche pas à monumentaliser le banal, mais à le laisser exister, simplement. C’est un travail d’attention, presque spirituel. Il nous invite à ralentir, à nous accorder au tempo du réel, à redonner du sens à ce que nos pas effacent.
Ce que cela dit de nous
En fin de compte, ce projet ne parle pas que du sol. Il parle de notre manière d’habiter le monde. Il interroge notre rapport à la matière, au passage du temps, à la mémoire collective et intime. Il nous tend un miroir inversé : que dit de nous ce que nous ne voyons plus ? Que raconte le monde sous nos pieds que nos yeux refusent d’entendre ?
G.S.
Ils photographiaient la Joconde, la Porte du Paradis du baptistère de Florence ou le carrefour de Shibuya, mais beaucoup plus rarement, le sol, sur lequel ils se tenaient.
A moins que ce ne soit celui d’une plage comme celle de Railay West, ou le sol, recouvert de neige fraîche, de la Face de Bellevarde.
Un sol extraordinaire, un sol exotique, un sol rare.